Quand j’ai appris que je rejoignais l’équipe éditoriale de Génération Care et prenais part à ce projet enthousiasmant d’encourager un autre regard sur le vieillissement, j’ai compris à quel point cette initiative était nécessaire dans une société qui bien que vieillissante cultive le culte de la basket et de la forme éternelle. Car, si vieillir c’est un peu ralentir, c’est aussi et surtout ralentir pour mieux observer le monde qui à force de promouvoir l’éloge de la vitesse occulte l’essentiel. Etre vieux ce n’est pas un poids mais au contraire un supplément de légèreté et c’est bien cet envol que je souhaite aujourd’hui mettre en mots pour Génération Care. Pour ma première collaboration, j’ai pris l’initiative d’écrire « mon vieux imaginaire ». Un imaginaire plausible, car je suis certaine qu’un véritable André existe quelque part à portée de regard et de main. Bonne lecture.
Je suis vieux. Je suis un vieux mais je ne porte pas de pardessus râpé et mes dimanches ne sont pas monotones. Même si j’ai eu la cataracte, la vie je la vois encore telle qu’elle est : merveilleuse et remplie de promesses. Certes, je ne fais plus de projets à long terme mais le court terme me va car c’est goûter ce qui se présente et s’en délecter.
On dit toujours que c’était mieux avant avec toute la panoplie de clichés que sous-entend cet avant. Je suis né en mille neuf cent vingt et je peux vous dire qu’entre la crise de vingt-neuf où se nourrir était une bataille et la guerre atroce et mutilante qui suivra dix ans plus tard, c’est mieux aujourd’hui. Les rues de mon quartier sont toujours aussi belles et si les tours ont remplacé les bicoques insalubres je me plais à croire que c’est pour nous rapprocher des étoiles. J’habite Sartrouville dans une cité que les journalistes présentent comme hostile, prête à bruler du jour au lendemain. Vous voulez mon avis, c’est un mensonge.
Tous les jours je vais au square, je m’assieds sur un banc et je profite des saisons. J’aime regarder les enfants qui apprennent à vivre ensemble dans le grand bac à sable. Toutes les nationalités se côtoient et la seule guerre à laquelle j’assiste c’est celle pour le râteau et le seau. Je suis d’origine arménienne alors je ne vais quand même pas critiquer ceux qui viennent d’ailleurs sous prétexte que leur peau a vu plus de soleil que la mienne. Mais, mes chouchous ce sont les jeunes, les ados avec capuche sur la tête et la fureur de vivre en bandoulière. Et ce qui me plaît c’est de voir qu’ils font toujours les quatre cents coups et l’école buissonnière sauf qu’à la télé on en fait tout un cinéma comme si ces escapades pour découvrir le monde allaient les transformer en délinquants. La télé, je ne la regarde plus car ça me met en colère et les gens je préfère leur parler plutôt que d’écouter leur mécontentement sur le petit écran.
Avec les jeunes du quartier « c’est de la balle » comme ils disent même si au début ça n’a pas été facile et que j’ai eu droit à du « ieuv » à la pelle. Puis, ils ont fini par accepter ma présence sur leurs territoires et aujourd’hui je dirais même qu’ils l’attendent. Je ne leur donne pas de conseils mais je les écoute et qu’est-ce qu’ils sont drôles. Grâce à eux la langue française demeure vivante et sort de son sarcophage. Jamais je n’ai eu peur malgré la violence et la détresse que je lis dans les yeux de certains. Ce sentiment d’injustice moi aussi je l’ai ressenti il y a bien des années de cela et j’en ai pris des coups de règle parce que je refusais de traverser dans les clous. Alors je leur parle de solidarité, de cette valeur qui vient à bout de l’hostilité. Ma main a de l’arthrose mais elle peut encore se tendre. L’autre jour ils ont souhaité mon anniversaire et pour mes quatre-vingt-quatorze ans ils se sont cotisés pour m’offrir une montre. Oui j’ai encore le temps, le temps d’aimer et de leur dire.
Je m’appelle André, je suis vieux et je suis content.
Astrid Manfredi