Au moment où la revue Influencia se demande si le design pourra sauver le monde, nous avons justement posé une question assez proche à Nicolas Reydel que l’on pourrait retraduire ainsi : le design sauvera-t-il le monde des vieux ? Un monde fait d’objets et d’environnements stigmatisants, où l’on ne peut entrer qu’en se courbant davantage. Nicolas Reydel est designer et directeur de Denovo Design, une agence tournée vers les publics fragiles.
Le principe de la double peine
On s’en doute ou on le vit : avancer dans le grand âge ce n’est pas simple, surtout dans une société de consommation vouée au jeunisme et à la performance. Ainsi, après des décennies à élaborer individuellement notre style avec notre éventail de marques et son air du temps, le passage est particulièrement brutal lorsque, contraints par notre vieillissement d’acquérir de nouveaux objets fonctionnels, l’éventail de rêve se transforme en cauchemardesque entonnoir. Entonnoir qui nous réduit à des objets hideux ou strictement médicaux. « Chez Denovo, on appelle cela la double peine : on a déjà la peine de la baisse de nos capacités physiques et, en plus, tous les objets contribuent à nous stigmatiser en montrant aux autres nos faiblesses, notre maladie ou nos handicaps. »
Les conséquences de l’objet-rejet
N’est-ce pas la démonstration que notre société rejette ses aînés ? Une fois que nous ne pouvons plus répondre à son injonction de perfection, la société nous fait basculer par les seuls objets qu’elle nous propose dans des stigmates d’inutilité, de désœuvrement, de maladie, de décrépitude. Qui, dans ces conditions a envie de vieillir ? « Personne. Si demain on vous impose la laideur dans votre aspect physique et dans votre maison, vous arrêterez de sortir et de recevoir du monde. C’est comme ça que les personnes âgées se désocialisent, se dévalorisent, ce qui les pousse à la dépression et augmente leur niveau de dépendance. »
L’objet-projet au cahier des charges
Cette perspective ne nous donne clairement pas envie de songer à notre propre vieillissement et encore moins à le préparer. C’est justement là que la créativité des designers entre en jeu. « En associant le fonctionnel au beau, nous concevons des objets, des services et des environnements qui donnent envie à la personne âgée de se projeter. Elle imagine son avenir, se prépare et oriente son énergie pour réaliser ses projets. » Ainsi les designers ont-ils le pouvoir de renverser la tendance. « Quand le produit répond à la fois à une problématique forte et donne envie d’être vu avec, nous passons de l’achat contraint à l’achat plaisir, qui peut être anticipé. » Autrement dit, l’objet qui permet aux plus vieux de se projeter dans la vie permet aussi aux moins vieux de se projeter dans leur propre vieillissement.
La perspective du vieillir avec plaisir
Le plaisir d’acquérir ou simplement d’utiliser des objets ou services pour améliorer notre quotidien est donc encore possible quand on est très vieux, du moment que ces objets ou services nous « libèrent des stigmates et nous permettent de vieillir avec plaisir en nous laissant profiter de la vie, de notre environnement, de nos proches. » Déstigmatisation et vie sociale vont ainsi de pair. Les produits ne sont même jamais plus réussis que lorsque ces deux éléments fusionnent vers l’intergénérationnel. « L’idée pour nous, chez Denovo, quand nous concevons un produit pour les personnes âgées, c’est de titiller les autres classes d’âges, de leur donner envie, potentiellement, d’utiliser le matériel. »
Des ados en déambulateur
L’idée est belle mais on a tout de même du mal à imaginer un usage généralisé du déambulateur, par exemple. Pourtant, Rollator, le déambulateur de plage de Denovo, mis en libre-service dans des hôtels de bord de mer, a réussi l’impensable. « Les roues sont en relief, du coup, on voit plein d’ados qui se baladent avec, juste parce que c’est fun de faire des marques Rococo dans le sable. En voyant ça, ça décomplexe complètement les personnes âgées qui en ont réellement besoin et qui parfois ne pouvaient plus se balader sur la plage depuis des années. » Quand l’innovation profite au plus grand nombre, le designer fait avancer la société.
L’idéal du Design Universel
Cette avancée innovante de la société, des designers la souhaitent depuis les années 90 avec un design sans barrière, un design pour tous, qui rassemble les gens dans des environnements équitables, flexibles, facilement préhensibles, un Design Universel. Denovo Design est l’un de ses trop rares représentants en France. « Le design vient du mot dessein. On est bien dans le dessein d’une civilisation où l’innovation serait ouverte à tous. » Un design où tout le monde pourrait s’y retrouver et se retrouver, qu’il soit jeune ou vieux. Un design où chacun pourrait donc continuer à se projeter dans la vie, avec les autres.
Propos recueillis par Sarah Décarroux