Elle a osé écrire. Ecrire la vie de Camille. Ecrire pour être publiée. Le texte achevé, l’auteure s’invente un nom d’emprunt : Marie Audran, puis elle se rend dans un salon littéraire et donne son tapuscrit à une éditrice sur un stand ; et sans hésiter l’éditrice le publie parce que des textes comme ceux-là sont vrais et rares. Et ce que l’auteure nous raconte aussi.
L’aventure n’est pas banale surtout lorsqu’on découvre que l’auteure a soixante-sept ans et des cheveux blancs coiffés façon Marilyn Monroe. Sous son air candide et sage, se cache pourtant une artiste au culot insensé. Or il en fallait pour rompre le silence bourgeois. Et se déshabiller sur la place publique avec la prétention de hisser son texte à mains nues sur l’Acropole littéraire de tous ces romanciers et romancières en herbes ou vermoulus par l’habitude d’écrire.
Le livre se lit cul sec. On rit parfois, on pleure aussi mais on reste pantois et sans voix par l’incroyable gravité des blessures en creux que la bourgeoisie et la société imposent aux filles qui doivent ou devraient se taire, subir ou mourir au propre ou au figuré et surtout ne jamais écrire, et encore moins publier. C’est vrai que cela fait désordre ce qu’écrit Marie Audran !
Elle a osé Marie Audran. Tout raconter. Sans reproches. En souriant parfois. La crevaison conjugale. La mère adultère. La pension et les bonnes sœurs dès l’âge de cinq ans. Le bleu marine puis le noir. Les fous rires entre les deux couleurs.
Sans fracas et avec la désinvolture de la tendresse, Marie Audran effleure la narration autobiographique, fait dans le flou modianesque, fugue avec les souvenirs, pianote sur la mémoire, ruse avec les mots, joue avec les autres dans « cette chambre à soi » semblable à celle de Virginia Woolf. Mine de rien, en douce, elle caresse et ajuste les mots puis les charge d’une note explosive littéraire qui éclate entre les lignes. Comme si l’auteure avait toujours su écrire.
Marie Audran a toujours tout raté, dit-elle. Comme Camille. Professionnellement, elle n’était qu’une
« petite secrétaire » avant d’être mariée à un homme séduisant de treize ans son ainé. Elle était pour lui une enfant qui ne ferait pas d’ombre à sa mère. Il faisait une fin, elle rêvait d’un début. Ne trouvant pas sa place, elle s’efface jusqu’au jour où elle décide de passer de l’autre bord de la vie. Heureusement Camille rate tout et cette fois-ci c’est une chance pour elle.
Comprenant que ce n’est pas la vie qu’on a qui importe mais ce qu’on fait de sa vie elle se découvre un besoin urgent de vivre et d’aimer sans compter. Cette fois-ci, elle sera bonne élève et apprendra par cœur le rôle « de la femme d’à côté ». Camille s’envole. Camille renait. Elle s’approprie la vie qu’on lui a volée pour l’adapter sans bruit à l’impossible. Elle chante non pas des chansons d’amour mais des histoires d’amour. Camille retrouve l’autre d’elle-même. D’une histoire à une autre, on est séduit pas l’histoire et par l’auteure qui a osé.
D’autres avant elle ont braconné de la sorte, mais rares sont celles qui prennent la plume pour nous offrir une telle leçon de vie, une telle leçon d’écriture à un âge où les femmes jouent aux grands-mères sages, où on est censés se reposer un peu avant de refermer le couvercle.
Du coup on lit avec fascination cette histoire exemplaire de réappropriation de soi et de renaissance sur le tard. Preuve qu’à soixante-sept ans, tout est possible et tout doit rester possible. Il importe qu’on nous le dise. Mieux qu’un essai, ce texte montre de façon ludique et vraie comment faire des arrangements avec la vie et avec notre âge. Mais plus encore, il prouve que la vieillesse est un moment de liberté, le temps de tous les possibles. A soixante-sept ans, en matière de fantaisie, on peut et on doit tout s’autoriser même de devenir romancière et maitre de sa vie et donc de la vieillesse !
On peut et on doit OSER enfin. Car c’est aussi l’âge de braver les interdits. Et si publier est une trop grande chose, on peut, on doit écrire des histoires, transmettre des bribes de vie sous forme de lettres, d’emails, voire de post-it, tellement il importe que les autres s’enrichissent de nous, cet héritage immatériel, ce sont des lingots d’or. Et pour ce faire, pas besoin d’être écrivain. Un clavier, un fichier, un petit carnet suffisent, et oser… Et si on ne sait pas comment faire, il suffit de prendre exemple sur la narration de Marie Audran… !
Joelle Guillais
Marie Audran, « Elle chantait des chansons d’amour » Edité par Corinne Mongereau – Editions encre bleue.