Anne Segarra fête ses quatre-vingt-trois ans. Elle vit entre Bellême et Paris. Documentariste, elle a, en compagnie de son mari, parcouru le monde. Aujourd’hui, veuve et seule, elle revendique son âge et en tire même profit pour entretenir vitalité et convivialité en cultivant avec talent la fantaisie et la liberté.
Au bistrot la Verticale (1) où Anne déjeune souvent, les jeunes gens entourent cette femme si joyeuse qui tisse pour eux l’immense toile de la connaissance. La dame est grandiose. Et son plus grand luxe, celui que peu d’entre nous s’accordent, c’est un forfait fantaisie illimité.
Son Facebook est planétaire.
Parmi les plus illustres de ses amis : il y a eu Gandhi, « un voyou », dit-elle en riant, Balthus, Picasso, sœur Theresa, et surtout le pape François rencontré dans les années quatre-vingts à Buenos Aires, « il sent bon la vanille et me considère comme sa fille », ajoute Anne qui est aussi une amie intime du Dalaï Lama, et en son temps de l’abbé Pierre.
La fantaisie, cette capacité à être l’autre de soi-même, à créer et recréer, c’est un art de vivre, un véritable élixir de jouvence dont elle nous donne le secret pour sortir de la routine et repousser toutes les frontières de nos vies et surtout celles de l’âge et de la vieillesse. C’est ainsi qu’elle puise la force de se réjouir de tout, même du pire, comme de se rendre au cimetière, joyeuse, un livre d’Henri Bauchau à la main. Assise sur la tombe de son mari Ludovic Segarra (2), elle lit à voix haute des passages pour lui tenir compagnie. Dans le Perche où elle vit une partie de l’année, certains se souviennent d’Anne se rendant de la gare de Nogent-le-Rotrou à Bellême avec une bicyclette électrique. Elle s’arrêtait dans les fermes pour recharger la batterie et prenait le café avec les paysans comme elle aurait déjeuné avec le roi du Bouthan… un autre de ses amis.
Elle fait et dit ce qu’elle veut. Cette liberté, c’est aussi le fruit de la fantaisie et de sa sagesse, vivre cette période de sa vie dans la joie. Et pourtant, la vie a bien failli la fracasser lorsque, à l’âge de vingt-cinq ans, elle perd d’abord son premier mari, puis son unique et très jeune fils. Elle découvre alors l’ampleur abyssale de la souffrance d’un deuil impossible. Mais elle ne le montre pas. Après des sombres années, le goût de vivre ne reviendra qu’à la rencontre de son deuxième mari, Ludovic Segarra avec qui elle œuvrera à l’archivage de la mémoire des peuples lointains et souvent inconnus dans les années soixante-dix (3).
Mais Anne l’« infraccassable » comme la surnommait Ludovic n’est pas seulement une conteuse, c’est une diva, une ensorceleuse capable de transcender le gris automnal de Bellême, de réveiller les morts, de jouer avec le présent avec une énergie hors du commun. D’inventer et de réinventer le monde s’il le faut.
Solaire, elle efface la pluie d’un geste élégant, écarte la tristesse avec la grâce, malicieuse, elle nous conduit aux quatre coins du monde. Elle est partout en même temps. Elle bondit, rebondit, part à Anghor Vat, puis nous parle d’un manoir du Perche comme elle évoque Borabudur. Elle n’exclut rien ni personne, lit en même temps le Monde Diplomatique, un essai d’ethnologie, Paris Match, le Canard enchaîné.
« Ici, les gens sont délicieux » dit-elle. Qui ne le serait pas avec Anne, cette femme d’une générosité intrinsèque et d’une telle énergie ! Car n’imaginez pas qu’elle se repose parfois ! Premier prix du Conservatoire, elle joue chaque nuit deux heures au piano et ne se couche jamais avant trois heures du matin. Anne a quatre-vingt-trois ans aujourd’hui. Pour fêter son anniversaire, elle ouvre le piano à queue et improvise un concert. ». Anne sait qu’il ne faut jamais se plaindre, et qu’il faut être curieuse et joyeuse pour rester au cœur du vivant, au cœur du présent. Un présent qu’elle sait rendre éternel.
Joëlle Guillais
(1) A Bellême dans l’Orne
(2) Ludovic Segarra est décédé en 2007 et enterré à Bellême
(3) Aventuriers et défricheurs, ils réaliseront ensemble une trentaine de précieux documentaires en Asie, en Amérique, en Afrique, en Océanie. Voila comment Anne connaît le Bardo Thodol, livre des morts tibétain, le Koumen des bergers peuls ou le Chilam Balam des indiens mayas. Archivés au musée Guimet, au Louvre, au musée du quai Branly et ailleurs, leurs films sont des références incontournables pour les chercheurs.