Dans le film Good Bye, Lenin (2002), un jeune Berlinois reconstitue la vie d’avant la chute du mur pour ne pas brusquer sa mère qui sort du coma. Dans le complexe d’Hogewey aux Pays-Bas, ou bientôt à Wieldlisbach, en Suisse, on est plus proche d’Elvis Presley que de Lénine, on voudrait vivre en 2015 comme en 1950. En effet, ces résidences pour personnes âgées atteintes de démence ressemblent trait pour trait aux habitations des fifties, sixties, seventies…
Des maisons de retraite aux allures de villages d’antan
Le village d’Hogewey, à Weesp, à 15km d’Amsterdam, compte 23 maisons qui arborent différents styles de vie : artiste, urbain, rural, chrétien, sportif, bourgeois… et reflètent une époque révolue, celle de leurs résidents, des personnes âgées, atteintes de démence, le plus souvent de la maladie d’Alzheimer.
« Nous n’avons pas le recul temporel nécessaire pour savoir si ça marche, mais il me semble que si la personne souffre de graves troubles cognitifs, replonger dans l’époque ancienne peut apporter une quiétude », explique le docteur Panteleimon Giannakopoulos, chef du département psychiatrie aux Hôpitaux universitaires de Genève et spécialiste des maladies du vieillissement.
Une maison pour personnes âgées atteintes de démence à Hogeweyk aux Pays-Bas
Ce n’est donc pas par pure nostalgie ou pour répondre à l’exaspérant « C’était mieux avant » que ces « villages pour déments », comme les appellent certains médias, déploient toute la déco années 50 : table ronde à pieds compas, chaise tulipe, couleurs vives, formica… bref tout ce qui revient à la mode aujourd’hui, sur un fond de musique jazz ou rockabilly à la Elvis.
La vie est un cirque, le cirque c’est la vie
La mémoire ancienne est finalement celle que les patients souffrant d’Alzheimer préservent le plus longtemps. Les plonger dans un temps passé et routinier constituerait alors un environnement rassurant et apaisant pour eux, d’autant que leur capacité d’apprentissage se réduit progressivement. Le psychologue Donald Spence défend la création de cette réalité fictive (« narrative reality ») : les histoires et les lieux fictifs permettent de transformer le monde réel en un monde que peut appréhender une personne atteinte de démence. Un peu comme dans le film « Truman Show », disent les détracteurs de ces ghettos pour vieux déments.
Bande annonce : « Truman Show » de Peter Weir (1998)
Yvonne van Amerongen, la co-fondatrice d’Hogewey, se défend d’avoir créé une prison dorée. Les résidents savent que cet endroit a été construit pour eux, personne ne dupe personne, ajoute-t-elle, et c’est la vraie vie ici, les résidents peuvent se promener en toute liberté, sans restriction d’horaires. Il y a un bar, un restaurant, un supermarché, une poste, un coiffeur… Il y a même des couples qui se forment dans le village. Ils vivent en colocation à 6 ou 7 par maison avec des aides-soignants en civil et, le soir venu, le système de vidéo-surveillance prend le relais. Même s’ils ne peuvent pas sortir de l’enceinte du village, nous sommes loin du modèle de l’hôpital avec ses blouses blanches, ses chambres-cellules, ses plateaux-repas et ses odeurs d’antiseptique.
Le modèle Hogewey inspire les professionnels de santé du monde entier
Et pour cause, la maladie d’Alzheimer touche une personne sur vingt à l’âge de 65 ans. En 2014, 44 millions de personnes dans le monde étaient atteintes de démence ; en 2030, elles seront probablement 76 millions. Le coût de prise en charge de ces pathologies (traitements, soignants et aides-soignants, infrastructures) deviendra un gouffre financier pour la plupart des sociétés. Les expérimentations communautaires comme celle de Hogewey, si elles se développent, permettront peut-être de réduire certaines dépenses, car le recours aux médicaments y est moins récurrent. Les résidents y mangent mieux et vivent plus longtemps.
Des projets similaires sont d’ailleurs en construction ou en réflexion, comme celui de Wiedlisbach, en Suisse, qui devrait accueillir 150 personnes à son ouverture prévue en 2019, ou celui de Dax ou Mont-de-Marsan, en France, qui devrait démarrer en 2017, mais aussi un autre au Canada ou encore au Japon.
La douloureuse séparation des deux mondes
Il reste malgré tout une question : et si ces petits paradis pour vieux fous étaient une façon pour les valides de se séparer de leurs proches malades en culpabilisant moins ? « Elle sera mieux ici, entourée de personnes qui vont s’occuper d’elle », exprime cet homme qui a décidé de laisser sa femme atteinte d’un Alzheimer précoce dans une maison de repos pour étrangers à Chiang Mai, en Thaïlande. Sa femme, qui a perdu l’usage de la parole, semble plutôt souffrir de cet abandon manifeste. Quant à lui, il ne semble plus avoir la force de s’occuper d’elle, mais reste incapable de briser le tabou et de reconnaître qu’il est plus question de sa survie à lui. Une autre résidente de cette maison thaïlandaise soulève ce difficile arbitrage familial, dans un échange d’une étonnante lucidité avec un membre du personnel :
« Où est ma famille ?
– En Suisse et au Canada
– Où suis-je maintenant ?
– En Thaïlande
– En Thaïlande ? En Thaïlande… Pourquoi je ne vis pas chez moi en Suisse ? ».
Dementia – The Unspooling Mind, reportage (en anglais) de l’émission 16×9 de Global News
Dans le nouveau village planétaire, et grâce à une déco qui saura reconstituer trait pour trait le bon vieux temps, « chez soi » est une notion toute relative. L’important est d’abord de se sentir bien.
Usbek & Rica